dimanche 16 octobre 2011

TRAVAILLEUR A MI-TEMPS

Le Chef. On le vénère parce qu'on voudrait être comme lui. On le déteste parce qu'on pourrait être comme lui.
On le fait pas exprès mais quand il est là, on n'est plus tout à fait le même. On se lâche moins, on ose plus dire, on surveille ses gestes; et même si on s'en défend, allez, il faut bien avouer qu'on se caméléonise couleur Chef.
Au collègue, c'est facile de dire "Oh oui, vraiment il abuse de nous, c'est tout à fait scandaleus, avec le Chef qu'on a, comment voulez-vous que ça tourne, et patati..."
Et puis quand on est avec le Chef, surtout quand on est seul avec le Chef et qu'on risque pas de se faire traiter de faillot, lèche-cul et autre par les collègues, on y va de son "mais tout à fait Chef, vous avez entièrement raison, ah ! Si tous ceux du service pouvait travailler comme vous, ah oui, vraiment, ça serait autre chose !"
Est-ce qu'on pense vraiment notre fourberie ou aime-t-on à se complaire dans le lèche-bottes-blues ?
Le blues du Chef, on l'a parfois...parfois, quand il est parti en vacances et qu'on sent une ambiance délétère (j'utilise pas trop ce mot d'habitude parce que je sais pas bien ce que ça veut dire). Bref, tout le bureau est border "petit bonhomme en mousse" et toi tu penses "merde, si le Chef était là, ça serait pas la même limonade...Ah, ils la ramèneraient moins et puis ils partiraient pas à 11h50 au lieu de midi et à 15h56 au lieu de 16h30..."

Quand le Chef est là, ça file droit, oui mon adjudant.
Un bon Chef, c'est quelqu'un qui est capable de se faire respecter plus que craindre mais qui sait faire régner l'ordre sans diviser, qui te fait te surpasser, te rend meilleur que tu ne pensais. Un bon Chef, c'est celui qui te donne envie de te lever le matin et de crier "Youpi !!! Alloooons au traaaavaaaaiiiiilllll !!!!! Youpiiiiiii !!!!! Faisez tous comme moiiiiiiiii"
Je divague (je dis vague, j'aurais aussi pu dire marée, mais ça c'est une autre histoire).

Un bon Chef, ça doit exister. Il doit y avoir des écoles de Chef, très très chères, qui leurs apprennent à devenir des (bons) Chefs, à faire régner l'ordre et le Silence dans les rangs.
Ca doit VRAIMENT coûter TRÈS TRÈS cher ou être TRÈS TRÈS loin parce que j'ai jamais rencontré un Chef qui aurait fait cette école là.
Le Chef, le vrai, enfin, le réel, celui que j'ai connu, que vous avez aussi connu, sûrement, il arrive avant toi et t'attend à la porte et fais genre je regarde ma montre ou pire, te fait couler la sueur froide le long de ta colonne vertébrale quand tu lis dans ses yeux "vous êtes en retard" et qu'arrivé à sa hauteur il ne vous dit rien. Le Chef, t'es obligé de manger avec lui et de l'écouter parler QUE boulot, bureau, perspectives et collègues absents (toujours en mal, vous avez remarqué), jusqu'à ce qu'il te laisse parler (uniquement des collègues absents, toujours en mal, toi aussi).
Le Chef, il part tard le soir parce qu'il prend sa voiture pour rentrer dans sa proche banlieue ou il va retrouver sa grande maison, son grand chien, sa grande femme qui rit fort et qui est très belle et ses deux enfants qui ne font jamais rien de mal.
Toi tu vas aller retrouver, en métro, ta banlieue lointaine, ta petite maison, ta petite femme, ton chat qui pue et tes deux enfants infernaux qui vont te taper sur les nerfs, et que ça va finir en fessée, colère et pleur général.

Tout ça pour dire que moi, je sais bien que j'ai un rapport ambigu avec le Chef, avec l'autorité d'une manière générale. Je crains, respecte, envie, dénonce, côtoie. Je crois que je suis de la pire espèce, un agent double Chef-collègues. Je trahis tout le monde et je sais pas pourquoi, j'en suis pas fier mais c'est comme ça. Je raconte les petites mesquineries du Chef aux collègues et je rapporte les commentaires des collègues au Chef. Et vice versa.
J'ai peur d'arriver en retard, j'ai peur de mal faire, j'ai peur d'être mal vu, mal jugé, bref j'ai peur du Chef.

En vieillissant, j'ai découvert dans mon esprit une petite voix intérieure qui me dit "Au fond, qu'est-ce que 10 minutes de retard...Allez, reprend un 25 de rosé, il verra même pas que t'es bourré...Bah, ce dossier, tu pourras le traiter demain...Dépêche-toi, pas la peine de t'appliquer, personne ne regardera ce que tu fais..."

Sauf que cette petite voix, des fois elle se goure, le Chef t'attend avec une tête d'enterrement comme s'il venait de payer ta caution, il te dit "écoute, ça me gêne pas mais...fait attention, ne parle pas trop prêt des clients, tu sens fort l'alcool" (véridique) et puis il vient te demander si tu as fait LA SEULE chose que tu n'as pas faite et remise au lendemain.
Alors toi, tu bosses finalement, toujours plus, pour faire plaisir au Chef, pour l'épater, pour qu'il soit content, fier de toi, qu'il ne te fasse jamais de remarque, tu cours matin et soir, ouais tu te lèves de ta chaise, ouais! y'a même des après-midi ou tu t'assois pas, tu fais tout debout comme si dominer ton bureau te donnait l'impression de dominer le Monde...

Oui, j'ai fait ça Et puis il y a quelques jours, j'ai bien du, honnêtement, avouer une toute petite boulette à mon Chef. Courageusement, j'ai dit "c'est de ma faut, je suis désolé, j'ai oublié."
Et là, le Chef m'a répondu avec un grand sourire, très fier de lui  "Tu travailles à mi-temps en ce moment ?"

Travailler à mi-temps...Il rigole ou quoi? Il se rend pas compte de ce que je fais toute la journée !! Je le prends pas pour une blague, je le prends mal !
Attendez-là !!!! Il a dit "En ce moment" !!! Et ça veut dire quoi ça ???!!!

Houlala ! C'est à ce moment que m'est revenu en tête un vieux dicton Ch'ti que je vous laisse méditer :
"Avec les Chefs qu'on a à c't'heur', c'est pu rien d'être sous-Chef !"

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